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Les visiteurs du soi, par Richard Nicolas, in Le ciel au bout des doigts, Paris-Musées/Actes Sud, 2004

Pourquoi les figures de Jean Daviot nous communiquent-elles cette sensation de soi ? Celle-ci provient de l'effacement de l'altérité qui s'anéantit dans le plan. Elle n'y laisse qu'un halo posé comme du bout des doigts, non par le peintre mais par le modèle lui-même. Cette zone inframince que franchit le modèle, provoque de la friture sur la ligne. Cet anéantissement de l'altérité du modèle est amplifié par le faux accord de couleur déréglant le rapport de la figure au plan, comme on parlerait de faux raccord au cinéma. Ce n'est pas que la couleur soit fausse, non, elle marivaude. Elle joue dans le tableau, le rôle de « la fausse suivante ». C'est donc, la figure qui est «fosse», la figure menace d'y entraîner avec elle la couleur, comme un nuage au fond d'un trou !

Ici la figure devient paysage de soie, moirage, dissipation, vapeur. Le tableau ne serait pas traversé comme dans un miroir par la figure, mais plutôt désaffecté par le bas. A partir de la ligne basse, la profondeur serait à comprendre non par rapport au plan, mais par rapport au sol. La figure est en terre, la tête en bas, toute nue ou toute habillée, « pieds contre-pieds », comme une carte à jouer ! Qui, déjà, avait peint comme cela, creusant une fosse pour pouvoir peindre le haut de la toile, la moitié basse sous le sol ? Cézanne avait percé une lumière énorme dans le mur de l'atelier des Lauves pour laisser entrer et sortir « Les Grandes Baigneuses ». Les tableaux ne sont jamais complètement là où on les attend. Dans « La Chambre » de Vincent, le tableau est là, mais où est la chambre ?

C'est inquiétant ces figures qui s'enfouissent et qui s'enfuient, on aimerait retourner, la nuit, dans l'atelier, pour savoir si elles reviennent ? Mais ces tableaux sont peints simplement pour qu'ils adviennent.

La figure remonte du sol par des moyens surnaturels. Elle a renoncé à tout. Elle se présente dans un état de viduité intérieure qui lui fait prononcer comme un avis du ciel, dans un solo de suavité : dos, face, sol, là... La figure est la photographie de la sensation du modèle, et elle se présente en un état de transparence qui lui donne une autre couleur de lieu, une certaine fixité. Il faut que le regardeur se rende compte que les figures sont dans un état de transe, d'extase, de somnambulisme, d'égarement. Ce sont des apparitions ! C'est quelque chose de soudain, qui disparaît, et ce sont les figures elles-mêmes qui doivent donner ce caractère étonnamment soudain.

Ceci revient à dire, qu'ici la duplication du modèle sur la toile, telle qu'elle est réalisée par le peintre en suivant la ligne de contour du corps, n'est pas simplement enregistrée mais recréée par des moyens intrinsèques à la peinture, à savoir un ensemble de signes purement produits par la couleur. Daviot tourne donc autour de ce qui lui paraît être la réalité centrale de la peinture, à savoir qu'elle opère par l'empreinte, la marque et la trace. Nous dirions que Jean Daviot définit le pictural, comme marque signifiante dont le lien avec la chose qu'il représente est d'avoir été physiquement produit par son référent.

 
© Éditions Paris-Musées / Actes Sud, 2004.